Les grandes espérances

Ariane Vitalis
12 min readNov 18, 2020

--

J’ai passé les vingt-trois premières années de ma vie dans un périmètre restreint. Les trois premières années, principalement à la maison. Puis les huit suivantes, de 3 à 11 ans, principalement entre la maison et l’école, située à 10 minutes de chez moi. Les quatre suivantes, entre la maison et le collège, à 15 minutes de chez moi. Les trois suivantes, entre la maison et le lycée, à 20 minutes de chez moi. Plus les années avançaient, plus le monde s’agrandissait. Et enfin, les cinq dernières années, de mes 18 à 23 ans, entre la maison et la fac, à 30 minutes de chez moi.

Je crois qu’assez vite, j’ai eu l’impression que le monde était assez limité. Je cherchais à vivre des aventures héroïques, mais ma vie se limitait à quelques lieux : ma maison, les maisons de quelques copines, mes écoles, le centre-ville d’Avignon, le cinéma Pathé Cap-Sud, Cap-Sud et de temps en temps la patinoire d’Avignon. Il y avait bien sûr les départs en vacances et des voyages à l’étranger qui élargissait le périmètre avignonnais.

Orianne et moi

Mais globalement, j’ai souvent eu le sentiment de tourner en rond, de marcher indéfiniment sur les mêmes traces. Si j’y réfléchis bien, c’est sans doute la raison pour laquelle j’ai eu envie de partir très loin.
Je crois que souvent, je me suis dis que c’était peut-être mieux ailleurs.

Il y avait d’abord cette première partie de vie, entre 3 et 18 ans. A cette époque, je me disais que je n’avais pas le choix d’aller en cours. Ca ne me plaisait pas d’y aller mais je me disais que de toutes les façons, je n’avais pas le choix. La question du choix ne se posait même pas. Avec le recul, je me rends compte que c’est une période de vie où notre propre vie ne nous appartient pas. Je crois que c’est pour ça que je souffrais de ma routine. Ma vie était imposée, pas choisie.

En théorie, à 18 ans, une première porte s’ouvre. L’heure du choix. En vérité, mon projet post-bac était de partir vagabonder à travers le monde. C’est ce que je voulais à 17 ans : fuir et être libre. Mais j’étais assez « bébé » dans ma tête, et finalement, j’ai été à la fac. Je crois qu’à 18 ans, presque personne ne fait des études par conviction. A 30 ou 40 ans, oui. A 18, non.

Je ne sais plus trop comment s’est passé ce moment. Certains camarades ont dû faires des recherches très poussées pour savoir ce qui leur plairait, et d’autres non. Je fais partie de cette deuxième catégorie de personnes.
De toute manière, chez nous les littéraires, le choix était vite fait. La moitié de notre classe était en option arts plastiques et allait continuer des études en art, souvent dans des écoles privées. Une autre partie allait à la fac : lettres, droit, histoire, langues. Une autre partie encore s’orientait dans des écoles privées de publicité, de journalisme et de communication. Les trois meilleurs d’entre nous sont allés en hypokhâgne.

La cour

Sur les 9 classes de Terminale, nous étions la seule classe de L. Par rapport aux autres classes de S et ES, nous avions d’assez mauvais résultats. Mais je crois que nous étions les personnes les plus futées du lycée. Nous avons passé deux années ensemble. La Première L et la Terminale L. Je me sens toujours attachée à eux.

J’aurais pu aller en fac d’arts plastiques. Nos 6 heures d’arts plastiques par semaine étaient sans aucun doute les meilleurs moments. On rigolait bien. On créait des œuvres personnelles et pleines de sens. Je me souviens qu’au dernier trimestre de Terminale, avec une moyenne de 16/20, j’étais la première de ma classe en arts plastiques. J’étais heureuse.

J’aimais énormément Madame Duckit et notre cours de littérature. Nous l’aimions tous. Et finalement, je suis allée en fac de Lettres. Je voulais être écrivain et il y avait une logique pour moi à aller en Lettres Modernes. Mais surtout, je crois que je m’attendais à retrouver la beauté de mon cours de Terminale. Ce ne fut pas le cas.

Madame Duckit

Mille fois, je me suis demandée si je n’aurais pas dû faire une autre filière. Mille fois j’ai pensé à me réorienter. J’aimais bien le cours de Moyen-Âge avec Mademoiselle Basso, et d’autres cours encore, mais… beaucoup de matières m’ennuyaient. Et au-delà des matières, je n’arrivais pas à être captivée. Or c’est précisément ce que je recherchais : être captivée.

C’est là que j’ai commencé à me demander si c’était mieux ailleurs. Est-ce que c’est mieux dans les autres universités ? Est-ce que si j’étais allée en Philo, ça m’aurait plus plu ?
Impossible de savoir, en vérité. Mais ma conviction est que c’est partout pareil, toutes universités et toutes filières confondues. Je n’allais jamais être touchée par la grâce en allant à des cours. Ce n’était pas le propos, alors que c’est ce que je recherchais.

Finalement, il y avait toujours un décalage entre ce que j’attendais et ce que je vivais. Je m’attendais toujours à des choses fabuleuses, mais le quotidien était un peu monotone. Je faisais ce que je pouvais pour l’enchanter, pour m’auto-enchanter.

Le jour où j’ai osé sécher une journée de cours pour vendre des crêpes dans la fac, permettant un accès à une toile collective géante (peinture) et à un espace librairie avec mes propres livres, tout en proposant une activité “bulles” et un fond musical issu de mon Ipod.
Le jour où j’ai mis des petits messages dans la fac
Le deuxième jour où j’ai osé sécher les cours pour offrir des roses aux jeunes filles qui passaient par là et pour organiser une scène ouverte (musique, lectures poétiques pour le Printemps des Poètes, annonces, déclarations, etc.).
Sur la scène

Finalement, je suis restée en Lettres Modernes, dans ma petite université avignonnaise, à 10 minutes à pied de mon lycée. Plusieurs camarades sont partis dans d’autres villes, et certains sont restés ici. En vérité, je n’avais pas de raison d’aller dans l’université d’une autre ville. J’avais 18 ans, j’étais un peu bébé et il y avait beaucoup de choses que je ne voyais pas, que je ne comprenais pas. Je pense que d’autres camarades étaient plus débrouillards que moi et plus matures. L’idée d’habiter seule dans une autre ville ne m’est même pas venue à l’esprit, c’était un concept très abstrait pour moi… c’était un concept.

En septembre 2010, Marie et moi étions à deux doigts de rater notre rentrée. Je lui donne une date, mais il y avait une pré-rentrée à une autre date. Elle s’en aperçoit, et de justesse, nous nous retrouvons dans un grand amphithéâtre pour la toute première fois. Je connais Marie depuis l’âge de 3 ans. Elle fera une année en fac d’Espagnol tout en préparant le concours pour entrer en école d’infirmière. Marie était en Terminale ES à Mistral, pendant que moi j’étais chez les bourgeois, à Saint-Jo. Nos chemins se sont séparés quand il a fallu choisir notre futur lycée. Nous étions ensemble ce jour-là, en 3ème D, quand nous avons visité les lycées privés d’Avignon. Même si nous avons continué de nous voir en dehors du temps scolaire, j’étais loin de me douter combien être ou ne pas être dans une même école pouvait changer les choses. Rien n’avait changé dans notre amitié, mais… elle était là chaque jour de ma vie, et d’un coup, elle n’était plus là.

Bref. Ce jour-là, on se retrouve en vieilles compères dans l’amphi. Un monsieur arrive, excuse l’absence du Président et commence à parler de plein de choses. Ca y est. Maintenant, on est étudiantes.

Marie Gassin et moi, anniversaire 21 ans dans ma maison

Marie me présente Jessica, une copine de Mistral. Drôle de coïncidence, Jessica aussi est inscrite en L1 Lettres Modernes. Je ne serai donc pas seule à affronter la foule. J’ai une copine. Je me sens soulagée.
On visite la cafet’ et la BU. Je me sens bien, très bien même. L’ambiance est bonne, il y a plus de liberté qu’au lycée. L’emploi du temps est moins chargé. Enfin, je peux respirer.

La première année passe, puis la deuxième. Dans mon inconscient, je cherche toujours un plan d’évasion pour une vie plus héroïque, excitante, drôle. Je me dis que je pourrais faire une année Erasmus à Prague. Mais soyons lucides, je maîtrise mal l’anglais et j’ai toujours de vrais problèmes avec la sociabilité. Il y a cette peur au fond de moi que les choses se passent mal et que je ne puisse pas revenir en arrière.

Ma classe, Licence 3

A 22 ans, j’ai définitivement arrêté de fêter mon anniversaire dans ma maison. Quand j’y pense, cela m’émeut beaucoup. C’était très symbolique pour moi, ces anniversaires à la maison. C’était un rituel sacré que je faisais depuis la maternelle. Mais au fil des années, il y avait de moins en moins de monde. Marie était infirmière et souvent très prise par son boulot. Marine n’était plus dans le coin. Etc., etc. J’allais me retrouver en tête-à-tête avec Margaux, à essayer de s’amuser comme avant, mais en se rendant bien compte que… on ne rigole plus comme avant.

Alors oui, à 22 ans, j’ai arrêté les anniversaires à la maison. A 21 ans, j’avais fait deux anniversaires : un chez moi l’après-midi, un en ville le soir. C’était le tout dernier anniversaire à la maison. A 22 ans, il n’y avait plus qu’un seul anniversaire : celui en ville, en soirée, avec principalement des amis moins proches que je n’aurais pas fait venir chez moi. C’était un autre style d’anniversaire, agréable, plaisant, touchant aussi d’une certaine façon.
Mais je crois que j’aurais toujours une mélancolie en pensant aux anniversaires d’antan.

“Et la colère
qui nous suit
Partout”

Le dernier anniversaire-maison, en petit comité. Marine, Margaux, moi, Marie

Entre 21 et 22 ans, j’ai quitté la maison. J’habite seule à Montpellier. Je suis en Master 1 Lettres Modernes. Je n’ai pas été prise en M1 Stratégie du Développement Culturel, et l’idée de me retrouver dans une classe avec moins de 10 étudiants en M1 Lettres Modernes à Avignon me déprime. Mes deux copines de classes partent à Paris. Alors moi aussi, je vais partir. Laure, une autre copine de classe, part à Montpellier. Nous serons donc ensemble en Master 1 Littérature Comparée.

C’est la première fois que j’habite seule. C’est une bonne expérience. Les premiers jours, je me sens bien, inspirée. J’habite en centre-ville, c’est chouette. Mais très vite, la routine m’épuise. J’ai perdu en qualité de vie par rapport à l’université d’Avignon.
L’université est plutôt laide, les cours pas plus captivants, l’ambiance beaucoup moins cocooning, je dois marcher dans le froid, me faire à manger toute seule, faire des courses… des détails qui peuvent paraître futiles pour beaucoup, mais qui font que, comme au lycée, j’ai l’impression d’être dans un parcours du combattant chaque jour.

Heureusement, les blocus arrivent. Paul Valéry est une fac de hippies anticapitalistes, et j’apprends beaucoup.

« Alors, comme je n’étudiais rien, j’apprenais beaucoup ! »
Anatole France

Mon passage à Montpellier a été très instructif et riche en rencontres : j’essaie de mettre en scène une pièce de théâtre que j’ai écrite, je rencontre les éditeurs des éditions Indigène et les fait intervenir dans l’université pendant le blocus, je lie une amitié assez forte avec Paule, une fille de 7 ans de plus que moi qui était au même collège que moi. Des petites choses qui, à l’époque, me paraissent grandes.

Avec Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou

Une amie rencontrée sur Skyblog vient vivre chez moi pendant le second semestre. Avec Marine, je me dis que nous allons vivre des aventures. On rigole bien, on imagine des rêves à réaliser, à deux c’est toujours mieux. Mais son stage en édition numérique la fatigue. Après un Master 2 en Histoire du droit, Marine termine ses études avec un Master 2 en édition numérique. Elle et moi sommes deux fées qui cherchent un espace sur Terre où exprimer notre identité profonde. Mais nous ne formulions pas encore les choses avec ces mots-là à cette époque.

Cette année à Montpellier se termine. Encore un nouveau choix décisif. Il faut que je trouve encore une nouvelle porte de sortie. Je ne veux pas rester là. Je repostule pour mon Master, cette fois-ci en Master 2. Hors de question de refaire un Master 1 : plus vite je termine, mieux c’est. C’est ma toute dernière année. L’idée de partir en Erasmus au Canada s’ouvre aussi à moi. Je réfléchis longuement, et finalement j’opte pour le M2. Me voilà de retour à Avignon, dans ma petite université avignonnaise.

C’est un soulagement d’être de nouveau chez moi. J’ai des attentes énormes sur mon Master, mais comme d’habitude la réalité n’est pas à l’image de la rêverie.
Je passe 4 mois en cours. Pas plus, pas moins. Juste 4 petits mois. Après, on part en stage. Après, on écrit notre mémoire. Et voilà. Ca y est, on a fini nos études ! On est heureux. On croit que ce qui nous attend après sera mieux. Mais en fait… c’est encore une rêverie.

Ma classe

Moi, j’essaie de partir de chez moi et de me créer une vie héroïque. Avec l’argent du stage, je pars un mois à l’aventure avec Adrien, un type rencontré sur Facebook qui fait de la photo en amateur. J’ai 23 ans et lui 26. On fonctionne bien ensemble. On part en Andalousie, puis aux îles Canaries. Lui erre dans la vie depuis plusieurs années, et moi je suis portée par l’enthousiasme absolu d’être enfin totalement libre de mon temps et de ma vie, pour la toute première fois.

en Espagne

C’est un régal. Je profite. Mais je me souviens qu’au bout d’un moment, j’ai commencé à me demander : quel est le sens de notre voyage ? C’est là que j’ai compris quelque chose : le fait de réfléchir me manquait. Je profitais de la vie, mais mon potentiel intellectuel n’était pas exploité, et du coup je ressentais un non-sens dans ma vie.

Quelques jours après, assise sur une colline, je reçois un appel de mon éditeur. Je vais être publiée. C’est là que ma vie va prendre sa bonne direction.

Les choses s’enchaînent. Depuis ma chambre, je pilote énormément de choses, nationales et internationales. On ne se le dit jamais assez : le monde entier est géré par des gens qui travaillent sur des ordinateurs.
J’espère toujours vivre une vie héroïque et exaltante, mais au final, je suis toujours déçue. Mais je continue le combat, je continue d’avancer, persuadée que je me dirige vers ce genre de vie.

Je travaille beaucoup pour le futur, je me dépense beaucoup intellectuellement, je passe les trois quart de mon temps à concevoir des plans et des stratégies pour créer le job de mes rêves (enfin, on ne peut pas savoir tant qu’on n’a pas essayé), mais finalement, la vie légère du voyage aux Canaries me manque. Trois années passent, et en 2019, je quitte pour la seconde fois ma maison.

- Il nous faut un plan.
- Non, il nous faut des armes lourdes !
Justice League

J’habite à Paris. C’est cool. Je vois Notre-Dame de Paris cramer depuis ma fenêtre. Je passe des moments supers, tout est bien. Je mange dans mon petit resto bio presque tous les midis. Je vais au yoga dans le studio de Candice à deux minutes de chez moi. J’ai 27 ans et je vis comme une bobo. Je pars nager avec les dauphins, c’est génial. La vie est bien. Je pourrais continuer ma vie ici. Mais non. Surtout pas. Huit mois après, je rentre chez moi. En vérité… je m’y sens mieux.

Aujourd’hui j’ai 28 ans. Et quand je dis à Maman que je suis un génie, elle ne me croit pas.

--

--